[Mise à Jour : lundi 26 novembre 2012 :
- mise en évidence de certains liés que l'on m'a rapporté comme étant peu visibles
- correction d'une erreur factuelle (comme quoi journaliste est un métier, et visiblement pas le mien)
- passages graissés pour clarifier certaines choses et éviter tout malentendus ]
Chapitre 2 : La Mécanique des Ombres
Il faut voir qu'avec l'avis de décès de Mer7, la
presse JV papier se retrouve limitée désormais à 4 titres :
un magazine réservé au jeu PC (Canard PC), un réservé aux
RPG (Role-playing Game), un pour les jeux de stratégie
(PC4WAR), et un magazine généraliste : IG Magazine.
Comme offre, c'est très peu, et très segmenté, pas vraiment une
situation saine.
Dans ce tableau, IG Magazine aurait pu
ressembler au prototype de la presse JV telle que je l'envisageais
dans mon billet précédent : à l'origine sans publicité
(point qui a malheureusement changé), un contenu éditorial fouillé,
pas de notes (qui sont souvent l'élément sur lequel se focalisent
les éditeurs), financé (là encore à l'origine) uniquement par ses
lecteurs. Mais à mes yeux IG Magazine souffre aussi d'un
défaut notable pour une presse qui se veut indépendante : le
magazine appartient au groupe Ankama (plus précisément à la
branche Ankama Presse), groupe qui s'est monté et vit en grande
partie de l'édition de jeux vidéos (particulièrement les licences
Dofus et Wakfu, qui tout confondu - jeux, publications,
produits dérivés – doivent représenter une partie non
négligeable du chiffre d'affaire du groupe).
Cette situation d'appartenance directe à un éditeur
du milieu n'est à mes yeux pas un gage d'indépendance, ce que
conteste Grégoire Hellot (scénariste pour IG Magazine de la
BD « Haut Bas Gauche Droite ») qui considère qu'il n'a
jamais été influencé ou entravé dans son métier. Il a d'ailleurs été déjà interrogé par Merlanfrit au sujet de ses relations avec Square-Enix. Notre échange
commence ici
et comme il est quand même difficile de faire du fond en 140
caractères (certains y arrivent très bien, personnellement je suis
trop verbeux pour ça et je manque d’entraînement), j'ai décidé
de développer mes arguments plus avant sur cette page, que ce soit
sur l'aspect de la dépendance rédactionnelle que sur celle de la
dépendance personnelle des journalistes.
Pour clarifier les choses : j'apprécie
beaucoup IG Magazine, le travail de ses journalistes et celui
de G. Hellot. J'ai en effet le biais de ne critiquer que les
personnes dont je pense qu'elles
peuvent faire encore mieux (ça doit être mon conditionnement de
prof). J'ai même recommandé vivement à mon établissement de
prendre un abonnement à IG Magazine pour la bibliothèque
universitaire, genre de recommandation que je ne fais que rarement,
et jamais à la légère. L'idée de ce billet n'est pas d'en faire
de grands méchants corrompus, mais une fois encore de montrer
comment le contexte dans lequel est réalisée une publication presse
peut influer sur la façon dont elle présente le milieu du jeu vidéo
et sur la réception de ses articles par le public.
De même il ne s'agit pas de porter accusation
contre Ankama et IG Magazine. Il ne s'agit pas de dire « ils
font ceci, ils font cela » mais d'illustrer en quoi la position
d'IG Magazine peut être source de conflit d'intérêt et peut
induire un biais dans sa ligne éditoriale, de façon volontaire ou
non.
La situation d'IG Magazine
IG
Magazine est donc l'une des publications d'Ankama Presse,
filiale du groupe Ankama dédié aux publications de magazines « haut
de gamme » (volume de page, qualité de papier, contenu
éditorial). IG Magazine fait partie des quatre trois publications actuelles d'Ankama Presse aux cotés d'Akiba Manga (un
magazine de prépublication de manga) [arrêté officiellement en décembre 2011], Dofus
Mag (magazine dédié aux licences Dofus et Wakfu
et à leurs différents produits) et Mini-Wakfu
Mag (magazine pour les 7-14 ans, centré sur l'univers de Wakfu).
Selon les chiffres trouvés sur
le site de l'afjv (mais qui ont peut-être besoin d'être
réactualisés, je suis preneur de chiffres plus récents s'ils sont
disponibles), IG Magazine est le troisième titre d'Ankama
Presse en terme de volume de tirage. La direction de publication est
d'ailleurs assurée par Anthony Roux, le « An »
de Ankama.
La rédaction d'IG Magazine est donc prise
dans une situation de conflit d'intérêt par rapport aux productions
Ankama. D'une part étant un élément du groupe Ankama elle se
trouve sous la direction d'une société qui est parti pris dans
l'édition de jeu vidéo, d'autre part elle est intégrée dans une
société de presse qui vit majoritairement de l'exploitation des
licences Dofus et Wakfu. Voilà qui pourrait ne pas
encourager la rédaction à dire du mal des licences en question, ou
même les pousser à en faire volontairement la promotion.
La rédaction d'IG Magazine a-t-elle donc
cédé en faisant articles ou critiques de complaisances ? J'ai
reparcouru pour l'occasion les exemplaires du magazine que j'avais
sous la main, et je n'ai pas trouvé grand chose, si ce n'est une
brève critique d'Islands of Wakfu (IG Magazine numéro
14, page 13) qu'on peut tout de même trouver un poil enjouée et
enthousiaste par rapport aux autres évaluations du jeu par le reste
de la presse, et sinon de temps en temps des portraits ou interviews
de personnes travaillant sur des projets Ankama, pas en surnombre par
rapport à l'actualité, mais interviewer ses collègues de travail,
cela semble forcément décalé.
Ceci dit, même si IG Magazine n'est pas pris
en situation manifeste de « on utilise une de nos publications
pour faire la promo de nos produits », nous pouvons nous
pencher sur toutes les façons dont ce genre de relation
édition-presse si rapprochée pourrait se traduire en biais de
l'information.
Détournement d'information 101
En définitive, à partir du moment où une rédaction est dirigée par un objectif de promotion autour d'un jeu ou d'un ensemble de jeux, il existe plusieurs outils pour le faire, qui selon les cas peuvent impliquer les journalistes eux-mêmes ou simplement la tête de la rédaction (rédacteur en chef et directeur de publication)
- faire des critiques positives : dans le milieu, tout le monde pense immédiatement à la critique de complaisance, et à son avatar mathématique : la note. La note résume tout, la note parle tout de suite au lecteur pressé, la note est reprise automatiquement par les algorithmes Google, et je suis à peu prêt sur que les éditeurs ont sous la main des modèles mathématiques leur permettant de calculer en quoi un point de plus ou de moins se traduit en nombre de ventes (et s'ils n'ont vraiment pas cet outil, je suis sur qu'un mathématicien aguerri peut le leur faire). C'est le sommet de l'iceberg, ce qu'on remarque le plus, et il arrive de temps en temps dans certaines rédactions qu'un éditeur appelle pour voir sa note revue à la hausse d'un point ou deux, arguant que le journaliste ayant critiqué le jeu a du « avoir une mauvaise version », « le tester dans de mauvaises conditions », « a du rater le patch sorti très récemment », etc. Dans une publication qui évite le raccourci de la note, les choses sont un peu plus floues, et dépendront de la façon dont la critique sera rédigée : minimiser les défauts, les encadrer de qualités, même moindres pour les annuler (« le scénario a quelques lacunes mais le chara-design est tellement mignon ») et terminer son texte sur une série de notes positives, pour laisser en définitive une bonne impression du jeu.
- occuper l'espace médiatique : le simple fait de parler un peu plus du jeu que nécessaire peut suffire. Une ou deux news supplémentaires, une interview, un portrait ou un reportage arrivant au moment opportun pour renforcer une campagne de promotion. Correctement distillé ce genre de procédé passe sans soucis, et apporte le petit surplus de couverture média dont un jeu peut avoir besoin pour faciliter un lancement ou une grosse mise à jour. La méthode la plus subtile étant encore de faire de temps en temps un dossier thématique dans lequel les jeux dont on souhaite parler s’inséreront le plus naturellement du monde. Pas besoin de corruption de journaliste ou de pressions, tout semble parfaitement naturel à tout le monde, y compris au lecteur.
- jouer le différentiel : au lieu de surjouer les produits locaux, produire une critique ciblée de la concurrence. Une méthode là encore toute en subtilité, visant simplement à se montrer un tant soit peu plus critique dès lors qu'on parle d'un produit entrant directement en concurrence d'un jeu maison. En plus les journalistes qui sortent les crocs, ça renforce l'adhésion des lecteurs, qui sentent qu'on ne les prend pas pour des jambons et qu'on défend leurs intérêts. Là aussi il est possible de jouer en plus sur la sous-exposition médiatique pour ralentir l'effort du concurrent visé, en ne lui accordant pas tous les à-coté médiatiques que l'on proposerait généralement, et même en retardant la critique (parce que passer complètement à coté du jeu ne se fait pas, mais la critique peut être « en retard » et publiée un ou deux mois après la sortie du jeu).
Ces deux catégories de procédés peuvent se faire
tout en douceur, sans même qu'il soit besoin qu'un patron exigeant
vienne poser sa main sur l'épaule d'un rédacteur. Il suffit de
trouver la bonne idée de dossier, le bon timing, l'occasion (« Tiens
untel passe sur Paris cette semaine, ça pourrait être l'occasion
d'une interview ») et tout le monde va trouver cela très
naturel. Parce que des méthodes pour gérer une rédaction, celles
qui passent le mieux sont toujours celles qui se font en adhésion
avec l'équipe.
Le rouage parfait dans la machine
D'ailleurs, de la même façon qu'il existe
plusieurs façons de biaiser le traitement de l'information en faveur
d'un produit, il existe plusieurs façons de s'assurer que la
rédaction d'un magazine le fasse. Et quand un éditeur possède son
propre organe de presse, les choses peuvent parfois être faites en
toute subtilité.
Là encore, on pense tout de suite à la méthode
violente et qui clashe « Tu as dit du mal de notre jeu ?
Tu es viré ». Dans la pratique ça ne se fait pas, ou alors
très rarement. Même si la méthode pourrait permettre de mettre au
pas une équipe en faisant un exemple, c'est le genre de chose qui se
remarque de l'extérieur, avec un journaliste au chômage qui va
expliquer sur son blog ou sur twitter pourquoi il a été mis à pied
et des lecteurs qui vont avoir tendance à suivre le dissident (et
parfois des confrères à lui qui décideraient de poser leur
démission du même coup par principe) dans ses nouvelles aventures.
Par contre, un journaliste faisant partie d'une
société vivant de l'exploitation d'un ensemble de licences, surtout
en période de crise économique, comprendra généralement assez
vite que la survie financière de son employeur, et donc la pérennité
de son emploi, sont liées au succès des licences en question. Le
journaliste concerné aura du coup fatalement tendance à avoir cet
aspect à l'esprit quand il écrira ses articles, même
inconsciemment. Et si ce n'est pas le cas du journaliste
individuellement, cela pourra être celui du rédacteur en chef, ou
du directeur de publication.
Et le must, tout simplement, le biais simple et
naturel, est encore celui de la composition de la rédaction. Et les
instances dirigeantes de la publication n'ont même pas besoin
d'intervenir là-dessus, tant le procédé se fait tout seul. Dans un
milieu comme celui de la presse de jeu vidéo, peuplé de passionné,
les journalistes qui vont se tourner spontanément et candidater dans
un groupe sont vraisemblablement dès le départ des gens qui pensent
du bien du groupe en question et de ses productions. Car finalement
il n'y a pas meilleurs ambassadeurs pour une marque que ceux qui en
sont déjà les fervents admirateurs.
C'est pour cela que sans remettre en cause
l'intégrité professionnelle et personnelle des journalistes, et
sans avoir besoin d'aller chercher dans des théories de
manipulations et pressions sur fond de billets verts et cigares
cubains, je considère qu'à partir du moment où un magazine de
presse JV appartient à un éditeur, il existe un ensemble de biais
possibles sur son traitement de l'information, qui me pousse à
garder des réserves sur la publication et sa ligne éditoriale. Et
comme je l'ai dit précédemment, la relation presse-lecteur est
basée sur la confiance, et la confiance ne se décrète pas, elle
s'instaure par les actes.
Donc je ne dis pas qu'IG Magazine est un
magazine corrompu, je ne dis pas que ses journalistes sont vendus et
complotent contre les simples consommateurs de jeux que nous sommes,
mais je précise simplement en quoi l'appartenance d'un magazine de jeu vidéo à un éditeur de jeu inclus des possibilités de biais dans sa ligne éditoriale,
biais qui entachent fatalement la confiance d'un lecteur critique. Et quand l'offre de presse JV semble en train de se réduire, se retrouver face à des canaux de communication appartenant à des éditeurs du milieu ne me semble pas une situation enthousiasmante.
Pour en revenir à Grégoire Hellot, j'ai justement
l'impression qu'il entre dans cette catégorie de journalistes
passionnés qui ont à cœur de défendre les jeux qu'ils aiment. Il
n'est donc pas question pour moi de remettre en cause son honnêteté,
qu'il défendra sûrement avec d'autant plus de ferveur qu'il est
convaincu que ce qu'il fait est bien, mais de pointer le fait qu'il
est justement un des rouages involontaires d'une machine médiatique
visant plus à vendre du jeu qu'à informer. Mais c'est un aspect que
je développerai davantage dans un prochain billet.
PS : Et comme ce qui va sans dire va
toujours mieux en le disant, dans la mesure où j'ai nommé en cette
page un ensemble de personnes et sociétés (principalement Grégoire
Hellot, IG Magazine et Ankama), il va de soit que si elles souhaitent
répondre à ce billet, je me ferai un devoir de leur accorder ce
droit de réponse sous la forme d'un billet complet. Si tel est le
cas, que les personnes concernées me contactent, par commentaire ou
via le formulaire de contact présent sur
cette page.
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