mercredi 21 novembre 2012

Pirates without a sky - 1

Depuis quelques semaines le petit monde de l'internet bruisse d'une rumeur journalistique dont le son n'est pas sans rappeler celui de paquets de chips froissés, mais sans pour autant résonner en France avec toute l'ampleur que lui a accordé la presse vidéoludique anglo-saxonne. L'affaire Doritos, ou Doritosgate, a en effet fortement détonné hors de nos frontières, avec quelques licenciements à la clé (dont celui de Robert Florence, dont le seul tort fut de révéler l'affaire au grand jour, ce qui n'est pas la meilleure image que son employeur pouvait donner).
Si vous n'avez pas encore entendu parler de cette affaire, je vous conseille en premier lieu d'aller faire un tour sur cet article de Merlanfrit ou celui-ci sur le Journal du Gamer qui expliquent déjà tout cela très bien, et qui aident aussi à commencer à cerner les raisons pour lesquelles la presse française fait le dos rond en attendant que ça se tasse (personnellement je trouve quand même particulièrement savoureuses les explications annonçant que « ça n'intéresse pas nos lecteurs » de certains rédacteurs de presse JV française, comme ça n'intéresse pas les spectateurs de journaux télévisés de connaître les accointances des rédactions avec des personnalités politiques ou des sociétés privées).
Ceci étant, Robert Florence a écrit lui même « Don't investigate the people, investigate the system ». Voici donc une série de billets qui devraient justement permettre de mieux comprendre en quoi le système actuel de la presse de jeu vidéo est un système profondément problématique, qui provoque ou entretien des abus et fautes de déontologie parfois manifestes.
(mais si vous êtes sages, on parlera peut-être aussi de quelques personnalités marquantes sur le sujet dans un prochain billet)

Chapitre 1 : La quête de la Triforce


Au commencement, le système de la presse vidéoludique repose en équilibre instable sur 3 grands acteurs qui en rythment l'existence : les éditeurs, les rédactions, et les lecteurs/joueurs. Nous allons voir que ces trois entités n'ont pas des objectifs communs, loin de là, et que de leur rapport de force peut aller de la synergie à l'affrontement d'intérêts manifestement opposés.
Pour commencer les éditeurs sont ceux qui publient et commercialisent des jeux. Leur objectif dans l'existence est simple : vendre des jeux pour gagner de l'argent. Et il ne s'agit pas d'une critique, car c'est bien ce qu'on attend d'eux. L'argent qu'ils gagnent va en effet permettre de financer le développement de nouveaux jeux, entretenir l'offre, et ça tombe plutôt bien, parce qu'en tant que joueur justement j'aime bien acheter des jeux pour y jouer.
Ensuite viennent les rédactions, qu'elles soient papier (même s'il n'y en a plus beaucoup), télévisées ou web. Leur objectif premier est là encore de gagner de l'argent, que ce soit via les lecteurs (qui achètent des numéros ou s'abonnent) ou via les annonceurs (qui apportent des contrats publicitaires). Là encore vouloir gagner de l'argent est à mon sens un objectif tout à fait normal (auquel s'emploie d'ailleurs la majeure partie de la population). Une rédaction qui ne gagne pas d'argent n'a pas les moyens de payer ses journalistes, imprimer ses numéros, et à terme ça donne des histoires comme celle de Mer7, avec des lecteurs tristes et des gens qui pointent à Pôle Emploi.
Pour gagner de l'argent, une rédaction informe les lecteurs sur les nouveaux produits qui vont sortir, a priori en tentant de fournir l'information la plus utile possible : quels sont les nouveaux jeux ? sont-ils intéressants ? quelles sont leurs qualités/défauts ? À quel public s'adressent-ils ? Une rédaction doit donc vraisemblablement fournir une information de qualité, et être dans le tempo (parce que personne ne s'intéresserait à un magazine qui critiquerait les jeux 3 mois après leur sortie).
Finalement viennent les lecteurs/joueurs. Leur objectif est généralement de se tenir informés, et d'avoir les éléments leur permettant de choisir au mieux les jeux qu'ils vont acheter (parce que leur budget et leur temps sont limités et qu'ils n'ont pas envie de gaspiller les deux sur des jeux qui ne le méritent pas). Ces derniers veulent en général une information de qualité, utile, et rapide (parce qu'il faut bien savoir si le dernier Call of Solid Warfare Fantasy qui est sorti hier mérite d'être acheté pour jouer ce week-end).

S'en suit une chaîne de transmission d'argent et d'information entre éditeurs, rédactions et joueurs. Pour pouvoir fournir l'information la plus rapide et la plus pertinente possible, les rédactions passent par les éditeurs, qui peuvent fournir du pré-contenu (nouvelles, previews, kits presse en avance sur les dates de sorties officielles, accès à des interviews ou démonstrations behind closed doors, etc.). Ce contenu va permettre de satisfaire les attentes des joueurs, qui sur les grosses sorties veulent en savoir le plus le plus tôt possible, et qui veulent (pour ceux qui n'achètent pas aveuglément en précommande après avoir vu un trailer et deux screenshots) des critiques de jeu arrivant assez tôt pour savoir s'ils vont acheter ou non ce jeu qui vient de sortir. Mais ce contenu va aussi participer de la stratégie de communication des éditeurs, qui vont ainsi créer l'attente et l'envie, en entretenant le discours public autour de leurs produits et en l'associant aux différents événements marquant la sortie d'un jeu (bêtas, démos lors de salons consacrés, soirées de lancement, etc.).
En même temps les mêmes éditeurs vont passer avec les rédactions des contrats publicitaires qui financent en grande partie le milieu (sur un site gratuit, il faut bien que l'argent vienne de quelque part). Les rédactions, qui donc normalement sont censées informer le public au mieux, se trouvent ainsi doublement dépendantes des éditeurs de jeux. Financièrement et en termes de contenus.

A partir de ces éléments là, se posent plusieurs cas de figures.
Dans un monde idéal, les éditeurs publient de bons jeux, intéressants et variés. La presse parle de ces différents jeux, pointe les qualités et défauts de chacun et, éclairés par le regard objectif de la presse sur le sujet, les joueurs achètent ceux qui leurs correspondent le mieux. Ventes, abonnements et recettes publicitaires coulent à flot et tout ce petit monde vit en harmonie vers un nouvel age vidéoludique réminiscent. C'est le monde dans lequel voudraient que nous vivions certains ménestrels.
Mais voilà, ça ne marche pas toujours comme ça : les éditeurs ne peuvent pas avoir que de bons jeux à vendre. On investi parfois sur la mauvaise équipe, ou on est pris de cours par un éditeur rival qui vient de faire une avancée qui bouleverse les règles du genre, ou simplement on est rattrapé par la crise, les difficultés budgétaires, ou un actionnaire trop gourmand. Et là les choses se corsent, et les rapports se tendent. Une news non reprise, une preview un peu tiède, ou une mauvaise note mise à un jeu, et les ventes s'en ressentent au final.

Et là, c'est le drame.

Un éditeur un peu « avide » a alors deux moyens de pression sur une rédaction : la plus directe et visible est simplement de couper les contrats publicitaires. La rédaction perd de l'argent pour avoir mécontenté l'éditeur, et peut même se retrouver en grosse difficulté financière pour le compte. Bien sûr ça se voit et ça fait tache, mais ça sert de leçon aux autres, et si le coup est assez violent cela peut même être un moyen pour un éditeur de couler une rédaction qui se montrerait un peu trop critique à son égard, laissant le champ libre à une presse plus complaisante.
La seconde est de black-lister la rédaction : on stoppe les invitations aux soirées et voyages presse, on refuse les interviews que l'on accorde à d'autres, on oublie d'envoyer les kits de démo ou de test à temps, on met un embargo sur les images, bref, on coupe la rédaction de tout un ensemble de contenus avec lesquelles elle fait normalement son travail, la pénalisant en termes de timing par rapport aux concurrents (et au passage on ostracise les journalistes concernés par rapport à leurs confrères). La rédaction concernée perd les moyens de travailler efficacement, donc donne moins satisfaction aux lecteurs, qui finissent par aller voir ailleurs, au moins en partie. Moins de ventes, visites et abonnements, donc moins de rentrées publicitaires aussi, et le tour est joué.

En bref, cette situation de double dépendance entre la presse et les éditeurs du milieu font qu'il est particulièrement difficile pour les rédactions de pouvoir assurer leur mission sans qu'on les soupçonne de collusions ou d'être l'objet de pressions. Bien entendu jamais un éditeur n'ira faire dire à un magazine qu'un jeu terriblement mauvais est une merveille, mais cela va se jouer à la marge, un 7 qui se transforme en 8, un magazine donnant une critique dissonante par rapport aux autres (que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons) et qui va se faire « rappeler à l'ordre ». 
Alors tout de suite on en réfère à la probité personnelle des journalistes, à leur passion, à leur capacité d'indépendance. Mais même pour les plus honnêtes et droits d'entre eux, la situation n'est pas si simple que cela. Quand le fait de refuser de remonter la note d'un jeu implique la banqueroute, la fin de ce journal dans lequel vous avez investi tant de nuits blanches et de sueur, et d'envoyer vos collègues et amis, passionnés comme vous, pointer au chômage, pensez-vous que la décision soit facile à prendre ?
Toujours est-il que la presse a beaucoup à perdre dans son histoire, car si elle dépend des éditeurs qui fournissent finances et contenus, elle doit sa survie au lien de confiance qu'elle entretient avec son public. Si la presse perd la confiance du lectorat, elle est foutue, et ce ne sont pas les éditeurs qui vont la pleurer. Une presse indépendante est en effet pour les éditeurs plus un mal nécessaire qu'un appui et ces derniers auraient collectivement intérêt à faire sauter ces empêcheurs de faire de la comm en paix, ou mieux, de les museler sans que le lectorat ne s'en rende compte.

Partant de ce constat que faire ? Pour que la presse JV se retrouve à nouveau dans une vraie situation d'indépendance, nécessaire à sa crédibilité, il faudrait qu'elle se coupe de tous les liens qui peuvent la mettre en situation de faiblesse face aux éditeurs. Cela implique de renoncer à la publicité (ou au moins de trouver d'autres annonceurs, extérieurs à la publication de jeu vidéo) et de volontairement travailler sans recourir aux contenus provenant d'éditeurs, en coupant court aux leakings de previews et à l'utilisation de kits presse. La presse devrait envisager d'acheter ses jeux comme tout le monde, entre autres, et sinon ne travailler qu'à partir de contenu « public ».
C'est là que le rôle du lectorat devient essentiel. Parce que tout ceci ne peut fonctionner si en tant que lecteurs nous ne nous montrons pas à la fois plus critiques, plus exigeants et plus patients, et si nous ne nous montrons pas prêts à financer une presse vidéoludique indépendante et de qualité.
D'une part parce qu'il faudra accepter de ne pas voir dans nos revues, sites et émissions préférées toutes ces news et preview qui alimentent la période d'attente avant la sortie d'un jeu (même si les éditeurs, s'ils sont coupés de la diffusion par la presse, compenseront peut-être par plus de démos publiques). D'autre part il ne faudra plus s'attendre à avoir des critiques publiées en Day One et arrêter de se précipiter sur les jeux lors de leur sortie (je ne parle pas de ceux qui achètent en pré-commande, qui eux de toute façon n'en ont rien à faire des critiques). Au final ça ne coûte par grand chose au joueur de faire preuve d'un poil de patience, d'attendre une semaine ou deux, et comme cela d'éviter de se dire le lendemain de son achat que si on avait su on aurait mis ces 60€ sur autre chose.
Et finalement, il faut bien se dire que si la presse n'est plus financée par la publicité des éditeurs, il faudra que ce soit les lecteurs qui financent. Ce qui implique de mettre un peu la main au portefeuille. Mais bon, si l'information de qualité était gratuite, ça se saurait, les journalistes ne se nourrissent pas d'air frais et de pousses de bambous (et même le bambou, ça revient cher).


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