Depuis quelques semaines le petit monde de
l'internet bruisse d'une rumeur journalistique dont le son n'est pas
sans rappeler celui de paquets de chips froissés, mais sans pour
autant résonner en France avec toute l'ampleur que lui a accordé la
presse vidéoludique anglo-saxonne. L'affaire Doritos, ou
Doritosgate, a en effet fortement détonné hors de nos frontières,
avec quelques licenciements à la clé (dont celui de Robert
Florence, dont le seul tort fut de révéler l'affaire au grand jour,
ce qui n'est pas la meilleure image que son employeur pouvait
donner).
Si vous n'avez pas encore entendu parler de cette
affaire, je vous conseille en premier lieu d'aller faire un tour sur
cet article de
Merlanfrit ou celui-ci sur le
Journal du Gamer qui expliquent déjà tout cela très bien,
et qui aident aussi à commencer à cerner les raisons pour lesquelles
la presse française fait le dos rond en attendant que ça se tasse
(personnellement je trouve quand même particulièrement savoureuses
les explications annonçant que « ça n'intéresse pas nos
lecteurs » de certains rédacteurs de presse JV française,
comme ça n'intéresse pas les spectateurs de journaux télévisés
de connaître les accointances des rédactions avec des personnalités
politiques ou des sociétés privées).
Ceci étant, Robert Florence a écrit lui même « Don't investigate the people, investigate the system ».
Voici donc une série de billets qui devraient justement permettre de
mieux comprendre en quoi le système actuel de la presse de jeu vidéo
est un système profondément problématique, qui provoque ou
entretien des abus et fautes de déontologie parfois manifestes.
(mais si vous êtes sages, on parlera peut-être
aussi de quelques personnalités marquantes sur le sujet dans un
prochain billet)
Chapitre 1 : La quête de la Triforce
Au commencement, le système de la presse
vidéoludique repose en équilibre instable sur 3 grands acteurs qui
en rythment l'existence : les éditeurs, les rédactions, et les
lecteurs/joueurs. Nous allons voir que ces trois entités n'ont pas
des objectifs communs, loin de là, et que de leur rapport de force
peut aller de la synergie à l'affrontement d'intérêts
manifestement opposés.
Pour commencer les éditeurs sont ceux qui publient
et commercialisent des jeux. Leur objectif dans l'existence est
simple : vendre des jeux pour gagner de l'argent. Et il ne
s'agit pas d'une critique, car c'est bien ce qu'on attend d'eux.
L'argent qu'ils gagnent va en effet permettre de financer le
développement de nouveaux jeux, entretenir l'offre, et ça tombe
plutôt bien, parce qu'en tant que joueur justement j'aime bien
acheter des jeux pour y jouer.
Ensuite viennent les rédactions, qu'elles soient
papier (même s'il n'y en a plus beaucoup), télévisées ou web.
Leur objectif premier est là encore de gagner de l'argent, que ce
soit via les lecteurs (qui achètent des numéros ou s'abonnent) ou
via les annonceurs (qui apportent des contrats publicitaires). Là
encore
vouloir gagner de l'argent est à mon sens un objectif tout à fait normal
(auquel s'emploie d'ailleurs la majeure partie de la population). Une
rédaction qui ne gagne pas d'argent n'a pas les moyens de payer ses
journalistes, imprimer ses numéros, et à terme ça donne des
histoires comme celle de Mer7, avec des lecteurs tristes et des gens
qui pointent à Pôle Emploi.
Pour gagner de l'argent, une rédaction informe les
lecteurs sur les nouveaux produits qui vont sortir, a priori en
tentant de fournir l'information la plus utile possible : quels
sont les nouveaux jeux ? sont-ils intéressants ? quelles
sont leurs qualités/défauts ? À quel public s'adressent-ils ?
Une rédaction doit donc vraisemblablement fournir une information de
qualité, et être dans le tempo (parce que personne ne
s'intéresserait à un magazine qui critiquerait les jeux 3 mois
après leur sortie).
Finalement viennent les lecteurs/joueurs. Leur
objectif est généralement de se tenir informés, et d'avoir les
éléments leur permettant de choisir au mieux les jeux qu'ils vont
acheter (parce que leur budget et leur temps sont limités et qu'ils
n'ont pas envie de gaspiller les deux sur des jeux qui ne le méritent
pas). Ces derniers veulent en général une information de qualité, utile, et rapide (parce qu'il faut bien savoir si le dernier Call of Solid Warfare Fantasy qui est sorti hier mérite d'être acheté pour jouer ce week-end).
S'en suit une chaîne de transmission d'argent et
d'information entre éditeurs, rédactions et joueurs. Pour pouvoir
fournir l'information la plus rapide et la plus pertinente possible,
les rédactions passent par les éditeurs, qui peuvent fournir du
pré-contenu (nouvelles, previews, kits presse en avance sur les
dates de sorties officielles, accès à des interviews ou
démonstrations behind closed doors, etc.). Ce contenu va permettre
de satisfaire les attentes des joueurs, qui sur les grosses sorties
veulent en savoir le plus le plus tôt possible, et qui veulent (pour
ceux qui n'achètent pas aveuglément en précommande après avoir vu
un trailer et deux screenshots) des critiques de jeu arrivant assez
tôt pour savoir s'ils vont acheter ou non ce jeu qui vient de
sortir. Mais ce contenu va aussi participer de la stratégie de
communication des éditeurs, qui vont ainsi créer l'attente et
l'envie, en entretenant le discours public autour de leurs produits et en
l'associant aux différents événements marquant la sortie d'un jeu
(bêtas, démos lors de salons consacrés, soirées de lancement, etc.).
En même temps les mêmes éditeurs vont passer avec
les rédactions des contrats publicitaires qui financent en grande
partie le milieu (sur un site gratuit, il faut bien que l'argent
vienne de quelque part). Les rédactions, qui donc normalement sont
censées informer le public au mieux, se trouvent ainsi doublement
dépendantes des éditeurs de jeux. Financièrement et en termes de
contenus.
A partir de ces éléments là, se posent plusieurs
cas de figures.
Dans un monde idéal, les éditeurs publient de bons
jeux, intéressants et variés. La presse parle de ces différents
jeux, pointe les qualités et défauts de chacun et, éclairés par
le regard objectif de la presse sur le sujet, les joueurs achètent
ceux qui leurs correspondent le mieux. Ventes, abonnements et
recettes publicitaires coulent à flot et tout ce petit monde vit en
harmonie vers un nouvel age vidéoludique réminiscent. C'est le monde dans lequel voudraient que nous vivions certains ménestrels.
Mais voilà, ça ne marche pas toujours comme ça :
les éditeurs ne peuvent pas avoir que de bons jeux à vendre. On
investi parfois sur la mauvaise équipe, ou on est pris de cours par
un éditeur rival qui vient de faire une avancée qui bouleverse les
règles du genre, ou simplement on est rattrapé par la crise, les
difficultés budgétaires, ou un actionnaire trop gourmand. Et là
les choses se corsent, et les rapports se tendent. Une news non
reprise, une preview un peu tiède, ou une mauvaise note mise à un
jeu, et les ventes s'en ressentent au final.
Et là, c'est le drame.
Un éditeur un peu « avide » a alors
deux moyens de pression sur une rédaction : la plus directe et
visible est simplement de couper les contrats publicitaires. La
rédaction perd de l'argent pour avoir mécontenté l'éditeur, et
peut même se retrouver en grosse difficulté financière pour le
compte. Bien sûr ça se voit et ça fait tache, mais ça sert de
leçon aux autres, et si le coup est assez violent cela peut même
être un moyen pour un éditeur de couler une rédaction qui se
montrerait un peu trop critique à son égard, laissant le champ
libre à une presse plus complaisante.
La seconde est de black-lister la rédaction :
on stoppe les invitations aux soirées et voyages presse, on refuse
les interviews que l'on accorde à d'autres, on oublie d'envoyer les
kits de démo ou de test à temps, on met un embargo sur les images,
bref, on coupe la rédaction de tout un ensemble de contenus avec
lesquelles elle fait normalement son travail, la pénalisant en
termes de timing par rapport aux concurrents (et au passage on
ostracise les journalistes concernés par rapport à leurs
confrères). La rédaction concernée perd les moyens de travailler
efficacement, donc donne moins satisfaction aux lecteurs, qui
finissent par aller voir ailleurs, au moins en partie. Moins de
ventes, visites et abonnements, donc moins de rentrées publicitaires
aussi, et le tour est joué.
En bref, cette situation de double dépendance entre
la presse et les éditeurs du milieu font qu'il est particulièrement
difficile pour les rédactions de pouvoir assurer leur mission sans
qu'on les soupçonne de collusions ou d'être l'objet de pressions.
Bien entendu jamais un éditeur n'ira faire dire à un magazine qu'un
jeu terriblement mauvais est une merveille, mais cela va se jouer à
la marge, un 7 qui se transforme en 8, un magazine donnant une
critique dissonante par rapport aux autres (que ce soit pour de
bonnes ou de mauvaises raisons) et qui va se faire « rappeler à
l'ordre ».
Alors tout de suite on en réfère à la probité personnelle des journalistes, à leur passion, à leur capacité d'indépendance. Mais même pour les plus honnêtes et droits d'entre eux, la situation n'est pas si simple que cela. Quand le fait de refuser de remonter la note d'un jeu implique la banqueroute, la fin de ce journal dans lequel vous avez investi tant de nuits blanches et de sueur, et d'envoyer vos collègues et amis, passionnés comme vous, pointer au chômage, pensez-vous que la décision soit facile à prendre ?
Toujours est-il que la presse a beaucoup à perdre
dans son histoire, car si elle dépend des éditeurs qui fournissent
finances et contenus, elle doit sa survie au lien de confiance
qu'elle entretient avec son public. Si la presse perd la confiance du
lectorat, elle est foutue, et ce ne sont pas les éditeurs qui vont
la pleurer. Une presse indépendante est en effet pour les éditeurs
plus un mal nécessaire qu'un appui et ces derniers auraient
collectivement intérêt à faire sauter ces empêcheurs de faire de
la comm en paix, ou mieux, de les museler sans que le lectorat ne
s'en rende compte.
Partant de ce constat que faire ? Pour que la
presse JV se retrouve à nouveau dans une vraie situation
d'indépendance, nécessaire à sa crédibilité, il faudrait qu'elle
se coupe de tous les liens qui peuvent la mettre en situation de
faiblesse face aux éditeurs. Cela implique de renoncer à la
publicité (ou au moins de trouver d'autres annonceurs, extérieurs à
la publication de jeu vidéo) et de volontairement travailler sans
recourir aux contenus provenant d'éditeurs, en coupant court aux
leakings de previews et à l'utilisation de kits presse. La presse
devrait envisager d'acheter ses jeux comme tout le monde, entre
autres, et sinon ne travailler qu'à partir de contenu « public ».
C'est là que le rôle du lectorat devient
essentiel. Parce que tout ceci ne peut fonctionner si en tant que
lecteurs nous ne nous montrons pas à la fois plus critiques, plus
exigeants et plus patients, et si nous ne nous montrons pas prêts à
financer une presse vidéoludique indépendante et de qualité.
D'une part parce qu'il faudra accepter de ne pas
voir dans nos revues, sites et émissions préférées toutes ces
news et preview qui alimentent la période d'attente avant la sortie
d'un jeu (même si les éditeurs, s'ils sont coupés de la diffusion
par la presse, compenseront peut-être par plus de démos publiques).
D'autre part il ne faudra plus s'attendre à avoir des critiques
publiées en Day One et arrêter de se précipiter sur les jeux lors
de leur sortie (je ne parle pas de ceux qui achètent en
pré-commande, qui eux de toute façon n'en ont rien à faire des
critiques). Au final ça ne coûte par grand chose au joueur de faire
preuve d'un poil de patience, d'attendre une semaine ou deux, et
comme cela d'éviter de se dire le lendemain de son achat que si on
avait su on aurait mis ces 60€ sur autre chose.
Et finalement, il faut bien se dire que si la presse
n'est plus financée par la publicité des éditeurs, il faudra que
ce soit les lecteurs qui financent. Ce qui implique de mettre un peu
la main au portefeuille. Mais bon, si l'information de qualité était
gratuite, ça se saurait, les journalistes ne se nourrissent pas
d'air frais et de pousses de bambous (et même le bambou, ça revient
cher).